CHAPITRE XIII
On frappe à la porte. Je crie que c’est ouvert. Il entre. Il est seul, vêtu de noir, cape et chapeau ; l’effet est renversant. Il salue de la tête et je lui désigne le fauteuil en face de nous. Il n’a pas apporté sa flûte. Il s’assoit dans le fauteuil, à côté de la caisse de dynamite, et nous adresse un sourire. Un sourire d’où la joie est cependant absente, et je me prends à penser qu’il regrette véritablement ce qui va se passer. Dehors, derrière nous, à travers les vitres brisées, un soupçon de lumière imprègne la toile noire du ciel. Ray ne dit rien, les yeux fixés sur notre visiteur. C’est à moi qu’il revient de faire la conversation.
— Es-tu heureux ? je demande à Yaksha.
— Il y a eu des temps où j’ai connu le bonheur, répond celui-ci. Mais c’était il y a longtemps.
— Tu as pourtant ce que tu souhaites, dis-je avec insistance. J’ai brisé mon serment. J’ai engendré une autre créature du mal, une de plus qui t’est donnée à détruire.
— Je ne ressens aucune obligation ces temps-ci, Sita, sinon celle de me reposer.
— Moi aussi j’ai envie de me reposer.
Il lève un sourcil et rétorque :
— Tu disais que tu voulais vivre ?
— Je caresse l’espoir qu’il y aura une vie pour moi après que celle-ci aura pris fin. Je suppose que tu as toi aussi cet espoir. Et c’est sans doute pourquoi tu te donnes tout ce mal pour bousiller ma soirée.
— Tu as toujours eu le chic pour choisir tes mots.
— Merci.
Après un moment d’hésitation, Yaksha demande :
— As-tu quelques dernières volontés à exprimer ?
— Quelques-unes. Puis-je décider de la façon dont nous allons mourir ?
— Tu veux que nous mourions ensemble ?
— Évidemment.
Yaksha hoche la tête.
— Je préfère comme ça, acquiesce-t-il. (Il jette un coup d’œil vers la caisse de dynamite à côté de lui.) Tu nous as fabriqué une bombe, à ce que je vois. Je trouve ça sympathique, les bombes.
— Je sais. Tu peux l’allumer toi-même. Tu vois la mèche, le briquet à côté ? Vas-y, vieux frère, fais jaillir la flamme. On brûlera ensemble. (Je me penche en avant et ajoute :) Peut-être aurait-on dû brûler il y a longtemps.
Yaksha prend le briquet. Il regarde Ray.
— Comment te sens-tu, jeune homme ? lui demande-t-il.
— Bizarre, répond Ray.
— Je te laisserais partir si je le pouvais, dit Yaksha. Elle et toi, je vous ficherais la paix. Mais tout ça doit finir, d’une façon ou d’une autre.
Voilà un Yaksha que je ne reconnais pas. Jamais il ne s’est justifié devant qui que ce soit.
— Sita m’a expliqué vos raisons, dit Ray.
— Ton père est mort, indique Yaksha.
— Je sais.
Du pouce, Yaksha allume le briquet.
— Je n’ai jamais connu mon père, dit-il en regardant la flamme.
Je me permets de revenir dans la conversation.
— Je l’ai vu une fois. Une parfaite horreur. Alors, tu y vas ou tu veux que ce soit moi qui le fasse ?
— Es-tu si pressée de mourir ? me rétorque Yaksha.
— Je n’ai jamais eu la patience d’attendre de me sentir excitée, dis-je d’un ton sarcastique.
Il hoche la tête et approche la flamme de la mèche. Celle-ci commence à grésiller, puis à raccourcir… rapidement. La durée de la combustion prévue est de trois minutes. Yaksha s’adosse à son fauteuil.
— J’ai eu comme une vision tandis que je marchais au bord de l’océan cette nuit, se met-il à raconter. J’écoutais le bruit des vagues et j’avais l’impression de pénétrer un univers où l’eau fredonnait un chant que personne n’avait jamais entendu auparavant. Un chant qui expliquait toutes les choses de la création. Mais la magie de ce chant, c’était que nul être vivant ne pouvait le reconnaître pour ce qu’il était. Eût-ce été le cas, la vérité eût-elle été dévoilée au grand jour et débattue, alors la magie aurait cessé d’opérer et les eaux se seraient évaporées. Et c’est ce qui est arrivé dans mon rêve, au moment même où j’avais cette révélation. Je suis venu au monde. J’ai tué toutes les créatures auxquelles les eaux ont donné vie et puis, un jour, je me suis éveillé et j’ai compris que je n’avais fait qu’écouter un chant. Un chant triste.
— Joué sur une flûte ? je demande.
La mèche brûle.
Je n’ai aucune raison de différer l’échéance. C’est pourtant ce que je fais.
Le rêve de Yaksha m’émeut.
— Peut-être, répond-il à mi-voix. Dans le rêve, l’océan s’était retiré devant moi. Je marchais le long d’une plaine aride et infinie de poussière rouge. Un rouge sombre, comme si un être gigantesque avait saigné sur cette plaine durant des siècles et des siècles, et laissé ensuite le soleil dessécher tout son sang perdu.
— Ou qu’il avait pris à d’autres, dis-je.
— Peut-être, concède encore une fois Yaksha.
— Que veut dire ce rêve ?
— J’espérais que tu pourrais me le dire, Sita.
— Que puis-je te dire ? Je ne sais pas ce qu’il y a dans ton esprit.
— Mais si, tu le sais. C’est le même que le tien.
— Non.
— Oui. Sinon, comment pourrais-je savoir ce qu’il y a dans le tien ?
Je me mets à trembler. Sa voix a changé. Il est attentif, il l’a été constamment, à tout ce qui se passe autour de lui. J’ai été folle de croire que je pouvais le duper. Néanmoins, je me retiens d’avancer la main vers la tige de métal qui doit faire exploser la bombe. J’essaie de jouer les idiotes encore un peu. Je parle.
— Peut-être ton rêve signifie-t-il que, si nous restons sur terre et recommençons à multiplier, nous allons transformer ce monde en un désert.
— Comment pourrions-nous nous multiplier alors que la partie est en train de s’achever ? réplique Yaksha. Je t’ai dit que tu ne pouvais pas avoir d’enfant. Krishna t’a dit quelque chose de similaire. (C’est à son tour de se pencher en avant.) Que t’a-t-il dit d’autre, Sita ?
— Rien.
— Tu mens.
— Non.
— Si, tu mens.
Il approche sa main gauche de la mèche en train de brûler, ses doigts voltigeant au-dessus des étincelles comme s’il avait l’intention de les étouffer. Mais il laisse s’égrener le compte à rebours.
— Tu ne peux pas m’abuser, dit-il.
— Et en quoi est-ce que je t’abuse, Yaksha ?
— Tu n’attends pas la mort. Je le vois dans tes yeux.
— Vraiment ?
— Ils ne sont pas comme les miens.
— Tu es un vampire, dis-je. (L’air de rien, comme si je m’étirais, j’avance la main vers le pied de la lampe.) Tu ne peux pas te regarder dans un miroir. Il n’y aurait rien. Que sais-tu de tes yeux ?
Je plaisante, bien sûr. Je suis une sacrée marrante. Il sourit et répond :
— Je suis heureux de voir que le temps ne t’a pas enlevé ton humour. J’espère qu’il ne t’a pas enlevé ta raison. Tu es rapide. Je le suis davantage. Tu ne peux rien faire que je ne puisse arrêter. (Après un temps, il ajoute :) Je te suggère d’arrêter ça.
Ma main se fige, suspendue dans les airs. Merde, me dis-je. Il sait, bien sûr il sait. Je préfère revenir à la question sur Krishna.
— Je n’arrive pas à me rappeler ce qu’il a dit.
— Tu as une mémoire parfaite, comme moi.
— En ce cas, dis-le-moi-toi.
— Impossible. Il t’a murmuré à l’oreille. Justement pour que je ne puisse pas entendre. Il savait que j’écoutais, même si j’étais étendu avec le venin dans mes veines. Oui, j’ai entendu le premier serment que tu lui as fait. Seulement, il n’a pas voulu que j’entende la fin. Il devait avoir ses raisons, j’en suis bien certain, mais aujourd’hui ces raisons ne doivent plus avoir cours. Nous allons tous les deux mourir d’ici quelques secondes. T’a-t-il fait prêter un deuxième serment ?
La mèche brûle.
— Non.
Yaksha se redresse sur son fauteuil.
— T’a-t-il dit quelque chose à mon sujet ?
Elle est de plus en plus courte.
— Non !
— Pourquoi ne veux-tu pas répondre à ma question ?
La vérité finit par exploser. Ça fait si longtemps que je voulais la dire.
— Parce que je te hais !
— Pourquoi cela ?
— Parce que tu m’as volé mon amour, mon Rama et ma Lalita. Aujourd’hui, tu me voles encore mon amour, quand je l’ai enfin retrouvé. Je te hais pour l’éternité, et si cela ne suffit pas à t’arrêter dans ta volonté d’obtenir sa grâce, alors je le haïrai lui aussi. (Je montre Ray du doigt.) Laisse-le partir. Laisse-le vivre.
Yaksha est ébahi. J’ai réussi à surprendre le démon.
— Tu l’aimes. Tu l’aimes plus que ta propre vie.
Il n’y a que douleur dans ma poitrine. Le quatrième centre. La quatrième note. C’est comme si elle sonnait faux.
— Oui, dis-je.
Le ton de Yaksha se radoucit.
— T’a-t-il dit quelque chose à propos de l’amour ?
Je hoche la tête, en pleurant. Je me sens tellement désemparée.
— Oui, je concède.
— Que t’a-t-il dit ?
— Il a dit : « Là où il y a l’amour, il y a ma grâce. »
Le son de la flûte de Krishna est loin à présent. Il est révolu le temps où je devais demeurer reconnaissante de ce qui m’a été donné au cours de ma longue existence. J’ai l’impression que je vais étouffer de chagrin. Je ne vois que Ray, mon amour, mon enfant, toutes ces années qui vont lui être refusées. Il me regarde avec des yeux si confiants, comme si je pouvais encore le sauver. Je me tourne vers Yaksha et ajoute :
— Il m’a dit : « Souviens-toi de cela. »
— Il m’a dit la même chose, indique Yaksha avant de s’accorder quelques instants de réflexion. Ce doit donc être vrai. Toi et ton ami vous pouvez partir, annonce-t-il comme une remarque faite en passant.
Je lève les yeux.
— Quoi ?
— Tu as brisé ton serment parce que tu aimes ce jeune homme. C’est la seule raison qui t’a poussée à faire ça. Krishna doit encore te conserver sa grâce. Tu n’es devenue vampire que pour protéger Rama et ton enfant. Tu dois avoir eu sa grâce dès le commencement. C’est pourquoi il s’est montré si bon envers toi. Je viens juste de comprendre cela. Je ne peux pas te faire du mal. Il ne le voudrait pas. (Yaksha jette un coup d’œil vers la mèche.) Vous feriez mieux de vous dépêcher.
Dans les étincelles qui crépitent autour du peu qui reste de la mèche, je vois les derniers grains de sable d’un sablier.
Je saisis la main de Ray, bondis de mon fauteuil et entraîne le garçon vers l’entrée. Pas le temps d’ouvrir la porte avec la main. Je balance un grand coup de pied et l’ouvre, du mauvais côté. Les gonds se brisent, le bois se fend en éclats. L’air de la nuit nous est ouvert. Je pousse Ray en avant de moi.
— Cours ! je lui crie.
— Mais…
— Cours !
Il finit par entendre ce que je lui dis et s’élance en direction des arbres. Je tourne la tête, je ne sais pas trop pourquoi. La chasse est terminée et la course est gagnée. Il n’y a aucune raison de tenter le sort. Je commets alors l’acte le plus stupide de ma vie. Je retourne dans le salon. Yaksha a les yeux fixés sur l’étendue noire de l’océan. Je m’approche et m’arrête à quelques centimètres de lui.
— Tu as dix secondes, dit-il.
— La haine, la peur, l’amour, le cœur les abrite tous les trois. C’est ce que j’ai senti quand il a joué de la flûte. (Je pose la main sur son épaule.) Je n’ai pas que de la haine pour toi. Je n’ai pas que de la peur.
Il se retourne et me regarde. Il sourit. Il a toujours eu un sourire diabolique.
— Je sais cela, Sita. Adieu.
— Adieu.
Je bondis vers l’entrée. Je suis à dix mètres du perron, quand les bombes explosent. La puissance de l’onde de choc est extraordinaire. Même moi je ne peux l’absorber. Elle me soulève dans les airs et, pendant quelques instants, c’est comme si je volais. Malheureusement, l’atterrissage ne se fait pas en douceur. À un point de ma trajectoire, le destin s’amuse à me transformer en pigeon d’argile. Je sens quelque chose de brûlant et pointu me transpercer le dos.
Et me traverser le cœur. Comme un pieu.
Je roule à terre en proie à une atroce douleur. Derrière moi, la nuit brûle. À mesure qu’il jaillit de ma poitrine déchirée, mon sang se dessèche. Ray est à mes côtés et me demande ce qu’il doit faire. Je me tords de douleur dans la poussière, mes doigts griffant la terre. Mais je ne veux pas m’enfouir dans ce sol, non, pas après avoir marché dessus pendant si longtemps. J’essaie de faire sortir les mots ; ce n’est pas facile. Je reconnais le pieu qui m’a empalée : le pied du banc de mon piano.
— Sors-le, dis-je dans un souffle.
— Le bâton ?
C’est bien la première idiotie que j’entends dire à Ray. Je tourne ma poitrine vers lui.
— Oui.
Il saisit l’extrémité du pied qui brûle encore, bien qu’il m’ait passé à travers le corps. Ray rassemble ses forces et tire d’un coup sec. Le pied se casse en deux ; il n’y a qu’une moitié qui vient. L’autre est toujours plantée en moi. C’est fâcheux. Je ferme les yeux un instant et vois un million d’étoiles rouges. Je bats des paupières et les vois exploser comme si l’univers venait d’arriver à son terme. Ne reste qu’une immensité rouge. La couleur d’un coucher de soleil, la couleur du sang. Je suis étendue sur le dos. Ma tête roule sur le côté. Une boue froide colle à ma joue. Elle se réchauffe comme mon sang jaillit de ma bouche et fait une flaque autour de ma tête. Une tache rouge, presque noirâtre dans la nuit embrasée, s’étale autour de mes beaux cheveux blonds. Ray pleure. Je le regarde avec tant d’amour que je crois voir, je le jure, le visage de Krishna.
Ce n’est pas la façon la plus désagréable de mourir.
— … t’aime, je gémis.
Il me serre contre lui.
— Je t’aime, Sita.
Tant d’amour, je songe, tandis que je ferme les yeux et que la douleur s’estompe. Il faut donc que me soient données tant de grâce, tant de bienveillance et de protection, si Krishna a vraiment dit ce qu’il pensait. Bien sûr, je crois qu’il le pensait. Je crois aux miracles.
Je me demande si je vais mourir, après tout.
À SUIVRE…